Ciamur, Le Créateur
- Alexandra Jacques
- 23 sept. 2021
- 9 min de lecture
⚠ Contenu adulte.

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Les personnages
- Ciamur Sastre, l'ambitieux alchimiste. - Erima Sastre, épouse de Ciamur. - Hermès Synesius, alchimiste du roi et compère de Ciamur. - Dioscose Zozime, le roi.
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Les alchimistes donnent à la matière les formes les plus hideuses, selon Erima Sastre, la femme aimée de Ciamur. Ce dernier aurait composé et décomposé la matière à sa guise sans se préoccuper du résultat. La science pratiquée par Ciamur est connue et redoutée par ses congénères. Il a pu l'approcher grâce à son partenaire de recherches, Hermès Synesius. Cet ami maîtrise les techniques chimiques gardées secrètes au royaume, le souverain refusant toutes divulgations extérieures.
Le roi, fervent de spéculations mythiques, est un adorateur de la science. Il a fusionné les deux domaines et a ordonné à sa Compagnie de Savants de lui livrer leurs travaux. Les projets ne représentent que des amas de théories, mais le roi en est passionné. Il aurait trouvé Hermès Synesius par les commérages des villageois. Un homme contiendrait un sac d'or digne d'un conquérant. Sir Zozime a envoyé sa garde chez l'orgueilleux mage, décrétant vouloir jauger la besace. La Compagnie des Savants de Dioscose Zozime a examiné l'or et a décrété qu'ils ont entre leurs mains du plomb. Hermès Synesius les a aidé à parvenir jusqu'à cette thèse, corrigeant ou terminant leurs hypothèses. Soucieux, Dioscose a l'âme d'un investigateur et a sommé au mage de leur donner sa recette. Quand Hermès a parlé d'atomes, l'assemblée l'a considéré comme un terrible sorcier. Le roi, quant à lui, l'a vu comme le plus précieux de ses savants.
« Noble Hermès Synesius, accepte ma requête de te compter parmi La Compagnie des Savants. Ils s'appuieront sur tes profondes connaissances, alliées à leur propre expertise, pour élargir notre vision du monde et étendre notre riche suprématie sur les territoires voisins et lointains.
– Votre appel est élogieux, Mon Seigneur, s'est engagé Hermès d'une voix douce, une ardeur dansant dans ses prunelles. »
Ciamur Sastre le certifie, son prodigieux compère inspire une ensorcelante admiration. Il n'est pas savant d'État comme l'est devenu Hermès, il a des voies de réflexions sombres, certifie le roi. À cause de ses travaux, il aurait pu être enfermé ou surveillé par Sa Majesté si Hermès ne s'était pas interposé. Ciamur a insisté auprès de Sir Dioscose pour rejoindre l'élite des scientifiques. Mais le roi l'a rejeté bon nombre de fois pour sa conception noire de l'alchimie. L'opinion de son savant favori, rendit son châtiment plus doux pour Ciamur. Il a été condamné à ne plus pratiquer l'alchimie, mais la surveillance du roi n'est pas efficace pour contrer la volonté d'un homme.
La décomposition et la création sont proche de la vie.
Impassible, Ciamur éventre le lièvre qu'il a chassé ce matin. Le lièvre sera mangé puis assimilé, pour être recréé comme énergie de son corps et de celui de sa femme. Ce schéma est celui du cycle de la vie, Ciamur mange le lièvre qui s'est lui-même nourri de l'herbe, produit par la décomposition de l'humain. Tout n'est qu'un. Ciamur sera dévoré un lendemain pas si lointain.
Toutes ses pensées l'ont amenées à l'expérience prochaine. Ses projets ne seront pas salis par ses passions. Le Roi Dioscose ne pourra plus l'accuser de mage noir, mais le respectera en tant qu'alchimiste. Il le suppliera de rejoindre La Compagnie des Savants, comme il l'a fait pour Hermès Synesius.
Ciamur pense à sa femme, les mains tremblantes dirigées vers le bas de son corps, il soupire. Ses doigts vont et viennent pendant une poignée de minutes. Les yeux rouverts, il observe l'alambic désormais rempli. Il visualise ce qu'il tiendrait bientôt entre ses mains.
« Ciamur ? entend-t-il alors qu'il écrit dans son carnet.
– Hermès. Je ne pensais pas m'entretenir à une heure si matinale avec toi.
– Le crépuscule arrive, tu n'es pas venu à l'heure convenu. Que fais-tu pour oublier la notion du temps ?
– Des recherches qui porteront leurs fruits ! L'alchimie accapare mes heures, je ne m'aperçois pas de l'énergie que j'y consacre, répond Ciamur tout en poussant l'alambic derrière des fioles.
– Ta femme se plaint d'être méprisée. Elle m'a envoyé dans ce qu'elle appelle ta « seconde peau ». Erima est ta moitié, elle devrait te préoccuper plus que l'alchimie. Elle porte ta descendance.
– Je m'occupe d'elle. Elle a un foyer, ça devrait lui suffire.
– Qu'en est-il de ton amour ? »
Ciamur vérifie sa création, ignorant la remarque d'Hermès. Il l'a entendu mais le son de sa voix ne lui est pas parvenu de suffisamment près. Elle devrait comprendre l'importance de ses recherches pour prouver sa valeur au roi, à Synesius, à l'assemblée des savants, tous...
Hermès a été viré du laboratoire ce soir-là, et n'a revu Ciamur qu'au bout de nombreux couchers de soleil. Il l'aperçut dans le village accompagné d'Erima et de son ventre rond, elle avait l'air affamé. Hermès aurait aimé la saluer et s'acquérir des nouvelles de la grossesse. Il se demande si l'insuffisance de son mari pourrait être comblée par un repas avec lui. Il s'est arrêté dans le coin d'une échoppe, détourne les yeux du couple, serre ses poings, et prend la direction opposée à la leur.
Erima, assise face à la cheminée, entendit Ciamur rejoindre son repaire. Tous les soirs elle le vit sortir de table pour se précipiter dans le laboratoire. Elle n'a pas le droit d'y poser un orteil, Ciamur prétextant d'une surprise pour elle et leur enfant. Mais elle n'est pas impatiente de connaître le cadeau de l'homme qu'elle a épousé. N'éprouvant plus la faim, Erima se force à avaler des assiettes pour l'être battant dans son ventre. Elle le caresse, imaginant le fils ou la fille qu'elle tiendra dans ses bras. Un petit corps enroulé sur lui-même, se tortillant dans une atmosphère humide, à l'écoute de l'environnement découvert par sa mère. Au plus bas de la maisonnée, une forme gesticule dans l'alambic ; elle bouge au sein du récipient, goûtant à la chaleur d'une vapeur à l'odeur plaisante, sous les yeux de son créateur.
Une quarantaine de jours passés, et le bonheur de Ciamur a atteint son paroxysme. Deux petits êtres sont nés grâce à lui. Erima a accouché dans un silence respecté par Ciamur et Hermès. Elle a souffert et a laissé échapper des grognements. Elle a serré une main, celle d'Hermès, mais elle n'a pas évacué la douleur de faire naître une vie. L'enfant, lui par contre, a été blessé pour avoir été rejeté de la chaleur de sa mère et par la froideur l'entourant. Hermès a nettoyé le fils de ses amis, a passé sa main sur son crâne fragile, l'a regardé avec un sourire joyeux, mais envieux envers Ciamur. Il sent un cœur minuscule tambouriner sous son pouce. Il voit des yeux fermés, pas encore prêts à découvrir l'épatante beauté de ce monde. Hermès rend le fils Sastre à la mère. Erima a enfin des couleurs merveilleuses sur le visage ; un rouge vif, et des lèvres vermeilles après les avoir tant maltraitées, et un arc-en-ciel de sérénité dans le regard. Elle tient l'enfant qu'elle a tant attendu.
« Erima, Hermès, c'est le bon moment pour vous exposer la rançon d'heures de durs travaux. L'alchimie va connaître un essor grâce à l'intelligence du produit de mes recherches. Nous ne fêtons pas qu'une naissance, mais bien deux. Vous me pardonnerez mon absence dans des moments cruciaux pour ma femme, mais comme elle, je veillais à réchauffer et à faire germer une nouvelle vie. J'ai créé le rêve de tout homme savant. J'ai créé mon moi spirituel, intérieur et complet. Il m'aidera à engendrer des théories nouvelles et pures sur notre monde. Il sera épargné des pensées parasites d'un homme comme nous le sommes tous, pour composer tout ce qui a de plus beau dans la science dans l'unique but d'un monde éclairé. »
Ciamur dévoile ce qu'il cachait dans son dos, et dans le creux de sa main est assis un petit homme vêtu de chiffons élégants, confectionnés par les mains travailleuses de son créateur. Par la hâte de Ciamur, la miniature s'agrippe avec maladresse à ses grands doigts abîmés. Elle découvre un tout autre univers. La miniature ne connaît que des bocaux et l'humidité d'une atmosphère grisâtre. Ses grands yeux sont pourtant habités par la connaissance donnée par la science. Ils scrutent la poussière sous la table à manger, les cendres réfugiés sur le tapis, les rides de la femme, la bouche tordue de l'homme, et la peau, humide et fripée, d'un homme-enfant. Il est géant et immonde. Inachevé. À quoi sert-il les yeux fermés et pourvu de minuscules membres avec un corps si gros ? La créature lève ses mains et les compare avec celles de son maître, et des autres individus dans la pièce.
Erima a caché le nourrisson entre ses seins et au plus près possible de son cœur. Elle ne comprend pas comment Ciamur a pu faire ce dément. Tout est flouté dans la pièce et les voix sont étouffées. La jeune femme halète et elle retombe sur le matelas aménagé plus tôt par les deux hommes lors de l'accouchement.
Hermès et Erima sont ébahis.
« Il faut laisser du temps. L'expérience choquera la population, comme vous l'êtes, mais après des recherches minutieuses sur les étapes que j'aie effectuées, tout le monde comprendra le génie et l'opportunité que j'ai offerte, enchaîne Ciamur d'un ton euphorique. J'ai créé la vie !
– À partir de quoi ? Demande Hermès d'une petite voix.
– Ma semence, le sang et la chair... »
Erima n'entend pas la fin de la phrase. Les premiers mots de Ciamur tournent dans sa tête et la font chavirer. La semence et le sang, comment peut-on créer un être seulement à partir de semence et de sang ? Hermès devient blême, remarque Erima, à moins qu'elle n'est pas encore retrouvée une vision fiable.
« La chair... ? prononce d'une voix indistincte Hermès. Qui as-tu sacrifié pour ton projet ?
– L'identité importe peu puisqu'elle a participé à l'évolution du monde. Elle n'a pas la nécessité d'être reconnue. Je soutiens même que personne ne s'apercevra de sa disparition.
– Tu te gausses ? S'emporte-t-il en empoignant le col de Ciamur. Un humain n'est pas un ingrédient honorable pour une science comme l'alchimie ! »
Il est hors de lui, note dans un coin de son esprit Erima. Il a élevé la voix. Je l'entends.
« L'humain est insuffisant pour lui-même et pour la supériorité de ce qui l'entoure, mais il est un excellent sacrifice pour la prospérité de l'espèce.
– Personne n'acceptera l'horreur que tu crois donner pour le bien de l'humanité, à part les pernicieux. Ce n'est ni un miracle de la science, ni une avancée profitable, Ciamur. Tu as fait la pire abomination dans l'alchimie... Je ne comprends pas le cheminement de ta pensée pour avoir cru que le monde l'accepterait.
– Tu me juges malsain ? S'endiable Ciamur. J'ai voulu ouvrir une palette de possibilités dans la science. Ne me contredis pas quand je t'affirme que ceci est une expérience riche pour la connaissance de notre monde. »
Hermès abandonne. Il se dérobe de la folie de Ciamur et le couple l'entend piétiner dans le logis à droite, à gauche, en bas et en haut. Ciamur s'inquiète qu'il aille dans son laboratoire et le guette. Il ne revient qu'après avoir trouvé un baluchon et ses pas le conduisent vers Erima et le bébé.
« C'est ma vieille amitié pour toi et le respect que je t'ai toujours réservé qui m'empêche de te trahir. Pourtant tu n'as pas hésité à le faire envers ta femme et moi-même. »
Il enjoint Erima à le suivre d'une voix douce près de l'oreille.
« Non ! Elle est la mère de mon enfant ! Nous nous comprenons tous les deux. Elle seule sait mes sentiments. Erima ?
– ... pas ça, bredouille-t-elle. Ce n'est pas ça. Jamais je ne ressentirais la même chose que toi. »
Ciamur n'a pu retenir Erima. Elle est partie avec Hermès, emportant son fils le plus loin possible de lui. Le village a eu vent de l'originalité pour l'avoir surnommé « le dieu de la destruction » ou « l'auto-destructeur ». Il accepte d'être apparenté à un dieu ou d'être le seul que tous connaissent et voient. Ciamur a par contre un peu plus de difficulté à visualiser l'auto-destruction dans sa personne.
Le mini Sastre, quant à lui, pense qu'il est indispensable pour l'alchimiste. Il lui confie un savoir qui lui a été donné durant la putréfaction et les multiples opérations de son maître. Mini Sastre, nommé Minimoy, a conscience d'être un réceptacle dans lequel la science de tout un monde lui a été obligé d'ingérer, mais il aspire à plus. Il a adopté un comportement semblable à celui de Ciamur, émerveillé de tout et dominateur sur tout, pour le duper au moment opportun. Minimoy veut réfléchir et avancer par lui-même. Après tout, il a été conçu pour être supérieur aux hommes.
Une semaine plus tard, Ciamur doit être emmené au roi pour être condamné. Durant la traque, Ciamur et Minimoy, ont été cachés dans les profondeurs de la forêt du royaume. Minimoy connaît la profession d'Hermès, proche de celle de Ciamur. Il a obtenu la confiance de son maître et a pu semer des indices pour mener Hermès jusqu'à lui. Le défaut de cet ingénieux et ambitieux alchimiste, Ciamur Sastre, a été d'accorder bien trop d'admiration pour son succès et de confiance pour lui-même. Et pourtant, Minimoy l'affirme, il est mieux que lui.
Ciamur a été emprisonné et Minimoy a pu fuir, mais sans la protection de l'homme qui l'a créé, il est soumis à la haine du royaume. Il est rejeté en tant qu'abomination alors qu'il devrait les diriger. Pris de colère, il s'est tourné vers l'unique homme pouvant le hisser.
« Dis-moi comment il a opéré et tu deviendras ce que tu espères, et tu auras ce que tu attends. »
Un rejeton, du sang et de la semence. Des ingrédients ramenés par Minimoy. Le temps de putréfaction adéquat, et le second homonculus foule la terre du royaume de Dioscose Zozime.
« Je t'ai donné un frère Minimoy, par la chaire des Sastre, le voici entre tes mains. »
Hermès soulève le drap pour dévoiler le petit être aux traits de Ciamur Sastre, et à quelques différences près, il a également les lignes tendres d'une femme. Il a la fraîcheur de son regard arc-en-ciel.
Erima hurle.
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